" /> Cassandre 1936 - Côteaux de la Boivre

Côteaux de la Boivre

Chroniques des Marches

Cassandre 1936

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Je ne peux pas dire que je l’ai connue, Cassandre. Je l’appelle Cassandre. C’est ambigu de ma part de l’appeler comme ça. Je ne crois pas qu’elle aurait aimé.
Elle devait être déroutante.
Elle devait être douce.
Elle devait être ferme.
Elle devait être imprenable.

Fin visage ovale de fille. Elle avait les cheveux coupés comme un page de la Renaissance. Droits, drus, qui s’arrêtent au-dessus des épaules. Parce qu’elle était très myope, elle portait des lunettes aux verres très épais qui lui écarquillaient les yeux. C’était une illusion d’optique. J’aime quand elle est sans lunettes, c’est si rare.
Elle les avait tout le temps sinon elle ne voyait rien.

Elle était d’une intelligence rare. Cela ne paraissait pas, car elle aimait la compagnie. Elle était joyeuse. Grave aussi quand nous parlions des choses du monde. Au début, elle ne disait rien. On sait d’elle qu’elle est intellectuelle, au-dessus de nous tous. Elle a écrit des articles dans des revues de savants.
Elle philosophe vraiment sur des cahiers, des textes très longs, profonds, complexes.
Elle était d’une intelligence rare. Oui.

Nous nous emportions à propos de l’Espagne.
Elle a lâché ces mots :

NON INTERVENTION

 Il ne faut pas intervenir. Le gouvernement a raison. Pas de guerre, plus de guerre. Il faut consolider dans la concorde ce qu’il se fait ici. La guerre détruirait tout.

                 NON INTERVENTION

 Elle a dit : ne pas intervenir.
Alors, ils vont passer. Ils sont passés ! En plus la guerre, on l’a eu !
J’ai cru d’abord qu’elle s’était trompée.

                  NON INTERVENTION

 La guerre, on l’a eu. Et rien ne s’est fait ici.

                  NON INTERVENTION

Elle a raison. La guerre détruit tout. Ici, rien ne s’est fait.

                  NON INTERVENTION

Elle argumente devant des publics qu’il ne faut pas intervenir. Le gouvernement a raison. Tout est si fragile. La guerre détruirait tout.

                  NON INTERVENTION

 Elle est intervenue. Car son cœur était avec eux. Elle y est allée.
À Barcelone, pour s’engager dans une milice.
La si myope. On l’a affectée aux cuisines. Tu aideras mieux là. Elle s’était fâchée. Elle voulait combattre. C’est vrai qu’elle n’y voyait pas. On ne lui a pas permis.
Et parce qu’elle avait égaré ses lunettes, elle s’est atrocement brûlée. Un pied dans la bassine d’huile en ébullition. Maladroite. Elle le savait. Il aurait fallu la mettre ailleurs.

Je la vois dans sa salopette noire des travailleurs.
Avec l’écharpe noire et rouge de la CNT - FAI.
Elle disait dans les meetings :
Allez-y. Si vous voulez agir. En votre nom et pour eux.
Allez-y comme j’y suis allée. Volontaire.

                  NON INTERVENTION

 Le gouvernement a raison de ne pas intervenir. Ici, tout est à faire. Si fragile. La guerre détruirait tout.
Je reconstitue a posteriori. La guerre a tout détruit et si…
Elle avait raison, la guerre détruit tout.
J’ai la gorge qui se noue. Ma révolte est vaine. Je sais qu’elle avait raison avant tout le monde. Je suis stupide. La rage me domine.
Pourquoi, Cassandre m’obliges-tu à penser ?

                  NON INTERVENTION

Je ne l’accepte pas.

Ses yeux écarquillés, son regard d’étonnée perpétuelle.
Cassandre, toujours fille.
Elle savait le monde et d’autres choses encore. Elle a disparu.
Je ne l’ai pas vraiment connu. Un salopard d’aujourd’hui a dit :
la juive Weil ...

Ce n’était pas d’elle qu’il s’agissait.
Je l’ai pris comme ça.
Comme si c’était elle.

Cassandre